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Vincent Mauger, L’œil de l’ilinx / Alexis Jakubowicz

           On aborde généralement le travail de Vincent Mauger par la forme ou la matière. L’artiste est arpenteur, topographe et géomètre, un génie du volume. C’est entendu, sa présence dans une école d’architecture est un truisme. Pour s’en convaincre il n’y a qu’à lire l’analyse de Bénédicte Ramade quant à l’usage vasarien qu’il fait des règles, de l’ordre et de la mesure. Mais « au delà de cette géométrie pratique, le reste n’est plus qu’une géométrie spéculative qui a ses jeux, ses inutilités et, pour ainsi dire ses romans comme les autres sciences.[1] »

Vincent Mauger ne fait pas mentir Chateaubriand. Ses œuvres sont davantage que des objets calibrés. Les desseins qu’il fomente sur logiciel 3D ou feuille de papier millimétré acquièrent dans l’espace concret une dimension subjective qui n’est pas tant liée à leur réalisation qu’à leur réception. « Le projet prime sur l’objet » : l’aveu est fait sans arrière-pensée conceptuelle. L’artiste n’est pas dans l’expérimentation d’une sculpture désinvestie comme a pu l’être Charlotte Posenenske avec les séries D et DW en 1967. Il s’agit encore moins de pallier à l’absence d’une œuvre par son plan comme a pu le faire Bernar Venet en exposant le schéma d’un tube minimaliste au musée de Céret en 1966. Non, les volumes du Rennais sont éminemment physiques et investis d’une identité forte. La primauté n’est pas celle de l’idée sur l’œuvre, mais bien du geste sur le résultat. Ses sculptures ont une vaste dimension processuelle et paradoxalement une valeur d’exposition modérée. Achevées, elles sont autant d’obstacles raisonnables, de murs où cogne le regard du spectateur. Les ensembles de matière agglomérée sont des casse-têtes que chacun peut s’employer à défaire par l’esprit. Devant les amas de briques, parpaings, gaines et tubes en plastique, l’œil est actif. On identifie, on qualifie, on quantifie pour résoudre le mystère de la masse. En somme, malgré leurs tailles, les œuvres de Vincent Mauger sont manipulables, en tous cas praticables. Elles requièrent du public une certaine capacité d’abstraction destinée à renvoyer l’objet vers son projet, à le reconcevoir. En leur présence on développe une empathie que les catégories d’analyse traditionnelles de la sculpture occultent.

Le transfert d’intérêt entre la forme et son public recouvre davantage qu’un noème sculptural. L’esthétique n’est pas close sur elle-même, mais possède un quotient ludique élevé. La surface développée au sol de la Maréchalerie est un puzzle. Aussi, la typologie du jeu de Roger Caillois paraît plus adaptée qu’un commentaire attendu sur l’in situ ou le post-greenbergisme pour décrire l’expérience du public. Super Asymmetry peut être définie dans les termes du sociologue comme une pratique libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive[2].

  1. Tout d’abord la liberté du spectateur détermine la nature de l’œuvre : non seulement le visiteur peut fouler le plateau, mais il peut s’y déplacer. Cette mobilité assure au volume d’être lui-même actif, de ne pas être un objet autour duquel on tourne mais une aire qu’on investit.

  2. Les mouvements s’opèrent dans un domaine séparé : l’expérience du visiteur est comme dans un jeu « circonscrite dans des limites d’espace et de temps précises et fixées à l’avance » ; en l’occurrence, le centre d’art de la Maréchalerie de Versailles du 15 septembre au 15 décembre 2012 aux heures d’ouverture.

  3. Malgré son encadrement, la pratique est incertaine : le déroulement de chaque visite ne peut-être déterminé. « Une certaine latitude [est] obligatoirement laissée à l’initiative du [spectateur] ». Dans les limites imparties chacun est libre de moduler son expérience. Les uns peuvent rester quelques secondes immobiles à l’entrée de la pièce, les autres une journée entière à compter les alvéoles. Ici la liberté est augmentée par l’aléa.

  4. Dans les termes de Roger Caillois, l’expérience du jeu doit être improductive : elle ne créé « ni bien, ni richesse, ni élément nouveau d’aucune sorte » et résulte en « une situation identique à celle du début ». Il est certain que le principe d’une entrée libre induit l’improductivité ; il est tout aussi sûr qu’au terme de l’exposition le centre d’art retrouve son état initial.

  5. La pratique est réglée : on ne se réfère pas aux qualités de l’œuvre mais à l’usage que l’institution nous autorise à en faire. Pour l’exercice de Super Asymmetry, on instaure momentanément « une législation nouvelle ». Des espaces d’ordinaires ouverts au public sont rendus inaccessibles par une loi d’exception.

  6. Enfin l’expérience de l’œuvre est comme celle du jeu « accompagnée d’une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante ». Chaque visiteur peut mettre en place une fiction à l’appui de sa perception.

 

La motivation de Vincent Mauger n'est donc pas l'action efficace sur la réalité mais la libre expression des tendances instinctives. Chez lui pourrait-on dire, « la conscience artistique semble réaliser un équilibre tourmenté et qualitativement unique entre les tendances introversives, ludiques, spectaculaires et le goût de la réalisation[3] ». Mais l’effort de définition conduit au même constat que l’estimé Roger Caillois. « Ces diverses qualités sont purement formelles. Elles ne préjugent pas du contenu [du jeu] ». En somme, nous avons identifié six critères structurant l’expérience, mais ne l’avons pas décrite. Or le sociologue s’est évertué à non seulement élaborer des principes ludiques généraux, mais a répartir l’ensemble des jeux dans quatre catégories en fonction de leur destination. Il les nomme respectivement agôn, alea, mimicry et ilinx[4]. La première recouvre toutes les activités compétitives, la deuxième celles qui reposent sur la chance ou le pari. La troisième et la quatrième recouvrent d’une part le simulacre et d’autre part le vertige.

Ici, le simulacre est lié au potentiel narratif de la proposition. Le sol en brique peut être perçu comme un décor et le cratère comme un « faire-semblant » de son effondrement. A l’intérieur de cet espace le visiteur peut jouer la représentation qu’il souhaite. Il faut avouer toutefois que le principe de liberté se heurte aux conventions de la pratique culturelle et qu’en ce sens, ce n’est pas tant de mimicry qu’il est question.

Reste l’ilinx « nom grec de tourbillon d’eau d’où dérive précisément, dans la même langue le nom du vertige (ilingos)[5] ». Roger Caillois le décrit comme le fait de jouer « à provoquer en soi, par un mouvement rapide de rotation ou de chute, un état organique de confusion et de désarroi ».

Précisément, Super Asymmetry peut être perçu comme une traduction littérale et « low-tech » du mythique Tétris. Le jeu vidéo inventé par l’ingénieur Alekseï Pajitnov en 1984 est une matrice à l’intérieur de laquelle descendent des pièces de couleur et de formes différentes. Le joueur ne peut pas ralentir ou empêcher leur chute mais peut l'accélérer, décider à quel angle de rotation et à quel emplacement les briques peuvent atterrir. Lorsqu'une ligne horizontale est complétée, elle disparaît. Si le joueur ne parvient pas à maintenir le niveau de construction au plus prêt de 0, l'écran se remplit jusqu'en haut ; le joueur est submergé.

L’œuvre de Vincent Mauger partage ce programme asymptotique. Elle est construite sur un particularisme architectural de la Maréchalerie : la salle n’est pas au niveau de son entrée. L’artiste engloutit sous la brique les escaliers et provoque par là-même un rehaussement du sol. La partie est en pause, mais l’impression de chute subsiste. Le visiteur est en lévitation passive. Le corps expérimente ce flottement chaque fois que, pris dans l’automatisme d’une montée ou d’une descente de marches, il procède à vide. On foule la surface du tableau comme on marcherait sur l’eau. A peine rétabli dans notre sens de l’équilibre, on est contraint de lâcher prise. Notre regard ne décolle pas des alvéoles qui sont autant de gouffres sous nos pieds. En avançant, la masse des centaines de briques devient une trame fluide. Quand l’œil se fixe sur le motif il rend inerte l’oscillation des traits. Il faut avoir le compas dans les pieds pour obtenir l’effet optique désiré : le mouvement des lignes noires dans les aplats de rouge produit sur la rétine des tâches colorées, une impression de malaise ou de saturation ; un game-over.

A l’inverse de la proposition qu’il avait faite à la Chapelle des Calvairiennes de Mayenne en 2005, Vincent Mauger choisit d’accentuer la trame alvéolée en travaillant des reliefs creux. Il met en place autant de précipices sous nos pas qui décuplent la sensation de risque. Le jeu est là, dans la conscience lucide d’une sorte de panique voluptueuse, dans la recherche d’un sol ou d’un niveau 0 qu’on ne peut plus atteindre. L’œuvre ne se réalise vraiment que dans le spasme, la transe ou l’étourdissement « qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie[6] ».

 

Alexis Jakubowicz

 

 

[1]            François-Renée de Chateaubriand, Le Génie du Christianisme, Partie III, Chapitre II, Livre 1, (1802) Paris. Consulté sur WikiSource, la bibliothèque libre le 29 juillet 2012.

[2]            Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, (1958), Paris, Editions Gallimard, Folio Essai, 2006, pp. 42-43.

[3]            Emmanuel MOUNIER, Traité du caractère, (1946), Paris, Seuil, p.392.

[4]            Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, (1958), Paris, Editions Gallimard, Folio Essai, 2006, p.47.

[5]            Ibid. p. 71

[6]            Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, (1958), Paris, Editions Gallimard, Folio Essai, 2006, p.68.

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