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D'aplomb au-dessus du vide / Claire Taillandier
Peu d’œuvres vous happent. Souvent la distance entre elles et nous demeure infranchissable, chacun son propre espace et tout ira bien. Au mieux l'œuvre attire le regard, quelquefois le corps suit et ne résiste pas à l'envie de s'approcher par cercles concentriques au diamètre de plus en plus court, jusqu'au contact malheureusement interdit par l'usage. Présentée dans le cadre de l'exposition Dynasty au Musée d'art moderne de la ville de Paris en 2010, la sculpture de Vincent Mauger a déployé ses ailes et capturé ceux qui passaient par là.
L’œuvre présente deux faces contradictoires et complémentaires. Le dos est plat, incliné à 45° par rapport au sol. La face est constituée de reliefs tombants, concrétions minérales plus ou moins grandes, stalactites découpées dans la masse grise. De prime abord le béton rugueux, lourd et compact a servi de matériau de base. Le corps-à-corps a dû être rude entre l'artiste et la matière. Saisi par la régularité des formes, le regard navigue entre lignes et courbes. Recto : la structure est prégnante. Lignes de cercles parfaits, le rythme est immuable et sans fin. La surface est une plaine que rien n'arrête si ce n'est le bord, précipice irrégulier qui attire dangereusement. Verso : c'est un abîme en suspension, percé de mille orifices circulaires, perméable au regard. Le volume démesuré porte bien au-delà du corps. La lumière y entre, transperçante. Le jeu se fait entre vide et plein.
À y regarder le plus près – et tout se joue dans la proximité de ce regard-là, dans la mise au point nécessaire comme un retour à la pénombre après un éblouissement – il ne s'agit pas de matière minérale mais du polystyrène de casiers à bouteilles. Et là, par le truchement d'un changement de perspective, la masse de l'objet change sous nos yeux. D'empesée elle devient légère, aérienne. On se plierait bien au jeu de la soulever pour en affronter le poids. Déambulant sous les reliefs, ce n'est plus la peur d'être enseveli mais le plaisir d'être abrité qui survient. Protégé du monde par une masse légère, voilà ce qu'il advient quand on se laisse happer...
Construire la mouvance
Prenons un tube de polystyrène, gris, jaune, bleu peu importe. Élément rigide, banal, sans grand intérêt plastique, fonctionnel pour qui sait l'utiliser. L'objet est basique et binaire : une ligne creuse, d'une régularité sans failles. L'espace entre les bords est vide, simple masse d'air qui donne un volume à l'ensemble. Ce sont les unités constitutives d'un corps, toutes identiques, et leur régularité induit de fait une stabilité imparable. Assemblées par mille par Vincent Mauger et voilà que se crée un paysage mouvant aux formes molles et sans fin, paradoxe de la forme libre créée à partir d'éléments finis. La verticalité des éléments de base est maintenant contrecarrée par l'horizontalité perdue.
La perte des repères modifie l'équilibre. Le changement d'échelle rend le lieu instable. La zone est soumise aux tremblements et aux poussées telluriques puis l'instant d'après elle se fige, fixée au moment même où tout bouge et tout tremble. Nous sommes face à un relief en perdition où sol et ciel se confondent, où les points d'appui disparaissent. Le sol est en mouvement, paradoxe physique, et les forces en présence le propulsent hors de lui-même. Des montagnes surgissent là où il n'y avait rien, des reliefs insoupçonnés s'extraient du monde plat. La terre devient eau, liquide soumis à des forces insoupçonnées qui meuvent les masses. Vagues insaisissables saisies au vol. Voici l'image arrêtée de la mouvance même.
Ce phénomène ondulatoire se retrouve en deux dimensions. Les lignes de couleur se rassemblent en faisceaux, plongent dans des gouffres ou donnent naissance à des reliefs fluides. Fixée par l'image, la perturbation parcourt l’espace du support sans rencontrer d’obstacle.
Siège d'un système rectiligne parfait, la feuille de papier millimétré devient sous l'impulsion de Vincent Mauger le réceptacle d'un séisme. L'assemblage des lignes verticales et horizontales est immuable, imperturbable. C'est un appui, un support pour construire, agencer des figures, des tracés, des mots, selon des règles imparables. C'est alors que survient le tremblement. Un parasitage incongru bouleverse l'ordre établi. Les lignes s'entrecroisent, se recoupent dans un désordre invraisemblable. Le nœud formé est inextricable, le mouvement tellurique vient perturber la constance qui régissait jusqu'alors le monde plat.
Dans un repère à trois dimensions, abscisse et ordonnée s'associent pour créer volumes et courbes mais toujours ces formes molles ou apparentées sont soutenues par un système concret qui les soutient. Qu'il s'agisse de tiges filetées ordonnées selon un même axe ou d'une organisation systématique de plans parallèles ou perpendiculaires, il n'est pas d’œuvre qui ne contienne une ossature.
La sphère – ou le cercle dans sa version à deux dimensions – est la forme par laquelle se rejoignent le contenant et le contenu. Tracé parfait, le cercle délimite l'espace dans lequel s'exercent les tensions en présence. Volume non moins parfait, la sphère rassemble les éléments constitutifs de ces forces. Souvent sous-tendue dans le travail de Vincent Mauger, elle se devine derrière l'assemblage de plaques de mélaminé, de feuillard métallique, de parpaings, de pointes effilées ou de palettes découpées. Concrètement présente dans les « maquettes mouvantes » de l'artiste, elle sous-tend notamment la structure de l'œuvre « Gravity is dead ». Basé sur deux axes distincts, l'ensemble se meut si on le propulse. Au cœur du double cercle, un escalier en colimaçon achève de vriller le mouvement en une multitude de possibilités, perturbant de fait notre rapport à la stabilité. La notion de pesanteur, par le truchement du regard désorienté, s'amenuise jusqu'à l’épuisement.
Le travail de Vincent Mauger organise le réel. Les atomes dispersés sont assemblés en molécules et de cet assemblage dépendront les forces qui sous-tendent chaque œuvre. L'organisation interne de chacune de celles-ci est régie par des règles, des lois rationnelles où les notions de masse, de poids, de tensions physiques prennent toute leur place. La certitude structurelle des œuvres de Vincent Mauger leur procure stabilité et présence ultime. Mais toute notion doit être bousculée afin d’en tester la résistance...
Fragments
Très peu de photos dans l’œuvre de Vincent Mauger, mais en voici une particulièrement éloquente. En écho à un certain geste de Marcel Duchamp - lequel s'était fait raser le crâne en forme de comète - Vincent Mauger s'est fait dessiner au rasoir le A cerclé anarchiste, à l'arrière du crâne. Cette tonsure condense à elle seule bien des gestes : altérer, détruire, revendiquer (mais sans radicalité puisque le résultat est réversible). Mettre en avant ce qui manque, ôter pour mieux montrer, nous sommes au cœur du geste du sculpteur. Ce travail d'altération, Vincent Mauger le pratique à différents niveaux. De manière discrète, il peut avec délicatesse marquer au feu une ramette de papier ou brûler les bords francs des assemblages de bois. Le geste se fait alors dans les marges, en bordure de l’œuvre et c'est seulement le jeu des contrastes visuels qui attire le regard.
Mais le désordre et le morcellement peuvent prendre une place prépondérante. Les planches de bois éclatent sous les coups et présentent leurs bords hachés. Les tubulures de plastique sont déchiquetées à la meuleuse. Les pointes de bois sont taillées comme des crayons. Les casiers à bouteilles râpés grossièrement. Ce qui reste, les chutes, les morceaux, les rebuts disparaissent le plus souvent, escamotés. Quand ils sont offerts aux regards, leur valeur n'en est que plus grande.
Sur une planche à découper millimétrée, des fragments de papier blanc sont disposés, formant çà et là une constellation de chutes régulièrement coupées au cutter. Ce qui reste est bien là, au cœur de la composition. Les rebuts forment l’œuvre, occupent l'espace et restent condensés dans l'espace de la feuille. Découper, froisser. Des milliers de feuilles de papier blanc, format A3, sont chiffonnées avant de se répandre et d'occuper l'espace, formant ainsi un paysage lunaire et expansif. Le ratage est érigé en vertu. Le geste rageur, répété à l'envi, devient constructif. Ce qui devait disparaître prend place jusqu'au débordement. Et l'on rejoint par un chemin détourné la mise en forme de l'espace par accumulation d'une cellule de base...
Ailleurs, les fragments se dispersent. Disposés autour de pièce maîtresse, ils l'accompagnent, l'entourent et répondent aux forces expansives. La propagation est en marche, l'explosion a commencé, de manière tangible. Le désordre est là, au bord de l’œuvre. Il l'entoure, la met en valeur. Il marque le contraste avec le système de construction, rationnel et droit. En donnant une place à la chute, Vincent Mauger lui donne un statut, une valeur. Ce qui est mis de côté, caché, fait toujours partie de l'œuvre. Le geste du sculpteur lui confère un état : celui de partie détachée mais intégrante, autonome mais liée par le matériau commun. Les morceaux épars sont la conséquence du tremblement inhérent à l'œuvre, le résultat des forces en présence. Les tensions ont libéré de l'énergie qui elle-même a engendré un morcellement définitif. Voilà le résultat : de la forme finie mais fragile se sont extraits des fragments informes, du noyau-mère se sont détachées quelques cellules qui tournoient maintenant non loin de là. Le travail est en cours puisque le chantier est là. Le geste est apparent, matérialisé.
Le trouble est tangible. Le dérèglement s'est introduit dans la place. C'est l'anarchie, mais juste aux bords. Va-t-on y sombrer ou bien rester en équilibre ? Vincent Mauger se filme dans l'action pour apporter un semblant de réponse. Debout sur une table et armé d'une tronçonneuse, il découpe avec application le support sur lequel il se trouve. Morceau par morceau, la table se déconstruit, les fragments s'éparpillent au sol et se retrouvent réellement dans l'espace d'exposition, en écho à la dernière image du film. Un pied, puis deux et trois... il ne reste en tout état de cause qu'un ultime rempart à la chute, évitée de bien peu, mais évitée quand même. Tout est question d'équilibre et Vincent Mauger nous prouve qu'il sait rester en suspens, d'aplomb au-dessus du vide.
Claire Taillandier