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ESSAIS D’ESPACES par Célia Charvet

L’espace concret a été extrait des choses. Elles ne sont pas en lui. C’est lui qui est en elles. 

Henri Bergson

 

 

Prendre la mesure des espaces. Prendre en compte que tout espace est soumis à la mesure par les corps, les objets, les mouvements – par la matière. Prendre conscience que l’orientation de ces corps – objets – mouvements produit des figures et que celles-ci se transforment dès qu’un écart s’opère. La distance entre les choses, même infime, est cet espacement qui fait advenir le lieu. Sans lui, l’espace est dénué d’identité. Il n’est qu’un réceptacle potentiel. Une mesure quantifiable.

C’est dans les espacements que se nichent les angles et les arêtes, les courbes, les reliefs, les plis, et les vides eux-mêmes. Tout ce qui constitue la matière des choses vivantes ou inertes – des matières qui structurent l’air. 

Tout à la fois mesurables et mesurantes, elles s’installent dans l’espace en même temps qu’elles le créent. Elles en font surgir la forme – et sa qualité.

C’est l’alternance entre les pleins et les intervalles qui fait la forme – sur fond d’espace disponible. Les substances peuvent ainsi se frotter les unes aux autres, s’évaluer, résister. Fabriquer des atmosphères.

Indémêlable ensemble que ces corps et ces espaces qui se définissent mutuellement, partageant leurs influences, cohabitant sans s’absorber, formes contre formes et proposant aussi des formes-tableaux – cristallisations de relations plus ou moins fugitives. Actes perpétuels de mesurages. Voilà ce qui fonde la démarche de Vincent Mauger.

 

L’ensemble de son œuvre – dessins, sculptures, installations, vidéos – est traversée par ces enjeux de mises en relations des substances. Elle est tout entière portée par la capacité à restituer dans des formes – concrètes ou virtuelles – des éléments issus de l’expérience – images, émotions, perceptions – qui, dans l’existence, se dérobent à la vue. Comment donner corps au senti ? Comment rendre visible ce qui relève du liant, du lien, du rapport entre les choses ?

 

Dans cette œuvre de nature épiphanique, le faire apparaître est le plus souvent envisagé abstraitement, structurellement en tout cas, sans que jamais le geste, omniprésent pourtant, ne vienne informer d’un état, d’une humeur, d’un mode d’être. Construire des formes à partir de multiples matériaux, les inscrire en deux ou trois dimensions, en composer les relations – 

autant de pratiques fondamentales qui énergisent chacune de ses pièces. Passée au filtre de la réappropriation et de la manipulation de la matière, la réalité, ainsi intégrée, altérée, devient nouvel élément réel. Si le processus de travail tend à la dé-figurer par des procédés de simplifications, de dénivellements ou de changements d’échelle, c’est bien pour atteindre le point de vue distancié, décalé, nécessaire à son appréhension. Nécessaire aussi à la détermination de sa nature et de son statut. Le matiérisme de Vincent Mauger ne vise qu’à mieux faire percevoir ce qui ne se palpe pas – la situation.

 

Dans Stalker, de Andreï Tarkovski, trois personnages arpentent La Zone, un lieu interdit et sacralisé, pour atteindre un point ultime – La Chambre – , cette unité de recueillement des vœux les plus profonds. Chaque étape de l’avancée et chaque plan même du film présente un positionnement précis des objets et des individus. C’est ce positionnement lui-même, dans son extrême composition, qui non seulement rend le lieu mystérieux, mais qui permet de relier les personnages, de les inscrire dans une histoire commune et d’en organiser la confrontation – le lieu devient ainsi le quatrième personnage dont le rôle est celui du liant. Un liant révélateur des pouvoirs de l’espace symbolique sur les comportements.

Si cet aspect scénographique est ici évoqué, c’est parce qu’il fait écho à la façon dont l’artiste établit dans son œuvre des situations plus que des mises en place – œuvres de contexte plutôt que pièces à exposer.

 

L’espace est toujours abordé dans une distanciation qui permet de considérer les éléments les uns par rapport aux autres. Pour lui, occuper ou envahir un volume ou une surface n’est pas remplacer un lieu par un autre, ni l’envisager seulement comme un cadre de monstration. C’est l’orienter. Et permettre au regard comme au corps de faire l’épreuve d’un passage – devant, autour ou dedans – et d’en visualiser les stations. Peu avant de parvenir à leur objectif, les trois hommes de Stalker abordent une vaste salle dont le sol est recouvert de petites dunes. Ces collines de sable seront le terrain d’une scène marquée par une extrême tension. La distance physique et idéologique est ici traduite et exacerbée par la dimension à la fois matérielle et irréelle de ces ondulations. Le paysage ainsi dessiné, dans le rythme des monticules et des creux, accentue l’éloignement, injecte un degré d’infinitude à l’horizon et oblige à un déplacement plus lent, en détours. L’espace, mais aussi le temps, sont alors redoublés. Et chacun se mesure à l’aune de l’autre.

 

Découper l’espace, le morceler puis le recomposer pour former un nouveau contexte. Multiplier les axes, les points de repères, les angles de vue. Emboîter les vides dans les pleins pour caractériser les intervalles. Autant d’actions qui permettent d’opérer un rapprochement entre les œuvres de l’artiste et la scène décrite. Outre une forte parenté visuelle repérable dans plusieurs pièces, c’est la capacité à déterminer et complexifier les écarts qui est ici commune – ajouter de la matière pour créer du rythme, reproduire les formes pour augmenter le ressenti des parcours, combler les espaces intermédiaires pour mieux ajuster les postures. Faire voir que la situation change avec le décor et que les rapports entre tous les éléments s’en trouvent bouleversés.

Les formes-collines, qu’elles soient dessinées, sculptées ou conçues par ordinateur, sont issues d’un acte de modification d’une surface plane. Torsions, soulèvements, décollements, froissements sont autant de gestes et de mouvements qui impliquent la formation par l’artifice de courbes sinueuses ou accidentées, aléatoires ou maîtrisées, et qui enclenchent une fabrique à paysages – de ces paysages archétypaux, de tous temps, de tous lieux, renvoyant le spectateur à ses propres traversées, physiques, et mentales. C’est une ballade géométrique dans la géographie des monts qui nous est proposée. Une géographie réinventée qui se découvre et s’expérimente à différentes échelles, sur différents supports.

 

Multiplicité des échelles, diversité des supports, pluralité des approches. Vincent Mauger ne se contente pas d’éprouver les matériaux et les médiums. Il les met en rapport. Parfois au sein d’un même espace, provoquant mises en abîmes et évaluations réciproques – espaces dans l’espace. Ainsi les maquettes d’un espace donné, présentées en ses murs, demandent un réajustement continuel du regard et du corps. Esquivant une reproduction fidèle –  souvent désorientées, cabossées voire reproduites en plusieurs exemplaires – , celles-ci définissent un jeu de va-et-vient entre l’original et la copie, l’architecture et la sculpture, le contenant et le contenu. Cette logique d’emboîtement est tout sauf une mise en boîte. Dans les rapports qui s’établissent, les définitions sont brouillées. Le contenu est lui aussi contenant. Les notions d’intérieur et d’extérieur sont difficilement distinguables. L’éphémère ou la fragilité côtoient la stabilité, sans que l’on sache toujours très bien ce qui est réellement stable, ou fragile. L’architecture elle-même est questionnée – deviendrait-elle sculpture géante ? Enfin quelle place pour le corps, cette mesure-étalon qui se meut d’ordinaire à la bonne distance ? Tour à tour dominé et dominant, petit et grand, incapable de fixer dans sa mémoire les contours d’un objet dont la présence est toujours liée à ce qui l’enveloppe, il devient le témoin de sa propre expérience. Redoublement de l’espace donc, et dédoublement d’un corps plongé dans les lois de la relativité.

 

L’artiste travaille les bords. Il place et déplace les limites de sorte que la finitude d’un espace ou celle d’une pièce semblent receler un univers en puissance, un monde en soi, indéterminé et prolongeable indéfiniment, en imagination tout au moins. Chaque cadre est testé dans sa potentialité à contenir les variations. Chaque volume construit, élaboré à partir de matériaux élémentaires, apparaît sur un mode fragmentaire. L’unité de chaque pièce – à l’échelle des lieux, des sculptures-objets ou des surfaces-cadres – est toujours décomposable, laissant voir les logiques d’assemblages, d’empilements, de mouvements, de découpes ou de juxtapositions. Fragments-monades mais aussi fragments-mondes, ses œuvres contiennent et produisent les possibilités de percevoir, circuler, comparer, de projeter et se projeter. En somme de s’essayer au réel.

 

Célia CHARVET

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